Transmission - Un Oreiller d’Epines

Rôle d’une mère mortifère dans l’œuvre d’une plasticienne.

C’est quand maman est morte que j’ai pu m’approprier ses vertus. Tant qu’elle vivait, je devais trop me défendre d’elle pour pouvoir le faire. Cependant, sans le savoir ni le vouloir, elle m’a transmis une arme précieuse, la rébellion. 

Curieusement, bien que toute forme de sensualité ait été sévèrement réprimée chez elle, elle n’a pas castré ma vitalité sexuelle.  Au contraire, fière de mon physique nordique – elle est italienne et d’un type méditerranéen très marqué - elle me pousse vers la séduction et cautionne tous mes flirts,  fermant les yeux sur mes excursions les plus libertines. Sans doute parce qu’elle compte bien que, tôt ou tard, cela me conduira au port de Mariage et coupera court à toutes mes aspirations créatrices autres que la maternité. 

Mes aspirations artistiques, par contre, se voient régulièrement dénigrer, amoindrir, étouffer, nier. Toute tentative de création symbolique, tout désir de m’accomplir dans un métier artistique sont découragés, insidieusement contrecarrés. 

C’est donc malgré elle, contre elle, que je deviens sculpteur. Tout en taillant le marbre ou le granit, la syénite même, la plus dure, la pierre des Egyptiens, j’adore scander ces mots  « Faut être dur du caillou quand on tape le caillou ». Je tape et je donne forme à mes figures qui toujours se réduisent à des ventres, parfois à des seins, à des oiseaux-becs aussi, à des bouches qui crient.  Mais je n’ai encore aucune conscience de ce qui me pousse, des « faits psychiques » qui m’habitent. Donc je tape, je tape, je casse, je cogne, je martèle. Et je m’obstine. « Ah ! il paraît que je n’ai pas de talent. Ah ! il paraît que dans notre milieu on ne peut pas être danseuse. Ah ! il paraît que je n’ai aucun talent de comédienne. Ah ! il paraît que je ne suis pas assez douée pour faire de la peinture. Que l'Art c’est pas pour moi.  Et bien ! c’est ce qu’on va voir. »

A ma sortie de l’Ecole des Beaux Arts, munie de mon diplôme de sculpteur, je découvre avec fascination des matériaux nouveaux tels que le polyester, le polyuréthane, le plexiglas.  Ils m’émerveillent par leurs innombrables possibilités et vont me permettre, bien que toujours inconsciente de ce qui m’agite, d’approfondir mon thème de prédilection. Ainsi je réalise mes premiers Habitacles, sortes d’immenses matrices en polyester polychrome qui peuvent abriter figures et visiteurs. Gargone et Grande Porte.

« Les œuvres plastiques de grandes dimensions m’ont littéralement fascinée : sorte de grottes ou de conques éclatées, volumes creux enserrant des formes indéfinissables, stalagmites anthropomorphes, corps acéphale, membres détruits, volumes blancs ou peints, parfois comme léchés par la fumée ou bien tachés de sang, ce sont de bien étranges paysages. »

Ou encore 

« Interdit, on le reste pourtant, et sidéré, devant la tempétueuse « Gargone » de MDK, qui surtout le soir rutile de mille feux sanglants. Le polyester somptueux permet une fusion impeccable des formes scrofuleuses et des coloris inquiétants frappés dans la matière comme pour susciter, naturel, un nouvel élément. »

L’un de ces habitacles, une gigantesque tête de Karl Marx, a servi de décor dans le film « Sweet Movie ».  de Dusan Makavejev où on la voit descendre les canaux d’Amsterdam. C’est là qu’Anna Prucnal séduit Pierre Clémenti et l’égorge dans le sucre.  Lors de ce tournage, je rencontre l’actioniste viennois Otto Muehl et découvre son approche. Séjourner dans sa communauté près de Vienne puis fonder une communauté de même type à Genève bouleversent ma vie et mon art. Au travers des performances que nous y présentons, je commence à faire des liens entre ce qui se passe en moi, mes difficultés, mes angoisses et ce que j’exprime dans mon travail ; à saisir d’où je viens. J’amorce le long chemin qui me permettra de comprendre comment, dans le ventre de ma mère, ma vie avait été menacée ; qu’elle avait tenté de me chasser de sa matrice aux tout premiers mois de mon existence foetale. Ce que je vis commence à prendre sens. J’ai l’impression d’avoir à me redonner naissance.

C’est en Suisse, dans le cocon tendre et stimulant d’une famille d’artistes californiens rescapés du maccarthysme, que je me mets à peindre. Et je sens bien, je vois bien que dans mes peintures aussi c’est ce difficile séjour utérin qui, incessamment, m’obsède.

« Le langage symbolique instinctif de MDK s’enracine dans le patrimoine commun de l’humanité et la grotte irisée où se love une petite créature rose tendre fait bien partie de tous les songes des vivants… Les sujets tracés avec vigueur et sans complaisance dans une gamme de tons sourds ou pastels provoquent comme un cri, puis invitent le regard intérieur à voyager dans les contrées tumultueuses de l’inconscient. »

« Un monde plein de rondeurs généreuses, de maternités épanouies et de grottes mystérieuses… Gourmandise de la couleur, sensualité et ironie mêlées, la peinture de MDK se conjugue au féminin pluriel. »

Invitée à parler de mon travail, j’explique que pour peindre, je m’empare de quelque graine venue féconder ma pensée et je sécrète des humeurs autour d’elle ; je la façonne, je m'efforce de la laisser se nourrir de ma matière, prendre corps ; et cette graine, je sens bien, je vois bien de quel arbre difficile elle provient, de quel enracinement raté elle procède, de quelle amniotique nostalgie elle est porteuse. Alors, avant de l'expulser dans le vaste monde,  tandis qu’elle croît et se peaufine, moi aussi je me nourris, je glane, je creuse, je picore et j'amasse tout ce que je peux engranger pour lui donner structure et ossature, direction et organisation, réflexions et expérimentations.

Pendant huit ans, je me suis adonnée à la peinture un peu comme on s’abandonne aux bouillies de son enfance, dans un élan glouton, sensuel, dont j’entrevois qu’il me permettra de m’approprier, d’intégrer mon histoire. Parallèlement je continue un travail d’exploration de mes émotions enfouies et de validation identitaire. 

Avant de mourir, pendant quatre ans, ma mère va retomber en enfance ; c’est-à-dire dans son imaginaire, sa fragilité, sa tendresse, son abandon de tout désir de pouvoir et de contrôle, et je peux enfin  communiquer avec elle. Comme elle cesse de représenter une menace pour moi, je peux m’ouvrir à elle, à sa propre enfance, à ses phantasmes, commencer à la comprendre. J’entrevois que les « épines » avec lesquelles elle m’a blessée prennent racine dans les blessures semblables qu’elle a subies. Qu’elle-même enfant non désiré, fille de surcroît et jugée laide par sa mère, née dans un milieu conventionnel, étriqué, puritain et sexiste, a dû intensément refouler sa truculente vitalité, comprimer tous ses désirs sexuels ou simplement sensuels et renoncer à tout accomplissement professionnel.

 

C’est à cette époque que je commence à réaliser des installations. Oserai-je dire que « je m’installe » ? Il se trouve que, parallèlement, je viens de déménager à Paris.

Dans cette nouvelle forme qu’est la mise en espace, tout comme dans la peinture d’ailleurs, l’esthétique ne fait pas partie de mes préoccupations. Le vivant seul m’intéresse. Je me mets au service de l’oeuvre en gestation et la nourris de toutes mes ressources plastiques. Je m’intéresse à une variété de supports dont le choix est dicté par les impératifs de ce qui est à naître. Or, chaque matériau a ses propres exigences formelles liées à son historicité autant qu’à sa matérialité. Et je suis ravie de devoir obéir ainsi, d’avoir à me soumettre à cette chose qui est en moi et que je ne connais pas ; dont je dois suivre les impératifs, deviner les désirs, inventer les besoins ; qu’il me faut reconnaître avant qu’elle existe. Aujourd’hui je fais le lien entre le plaisir que je prends à cette soumission et ce qu’elle ‘répare’ en moi de solitude, de soins hâtifs, de négligences, subis en tant que petite dernière qui a poussé comme de la mauvaise herbe.

Plus profondément, je comprends que comme bébé, la fusion avec ma mère ne m’apportait pas d’être reconnue par elle en tant que sujet, ou en tout cas pas assez ; mais au contraire, que pour jouir de cette fusion, il me fallait être sa chose. Le bonheur n‘était possible que dans la soumission. En écrivant ceci, je pense à certaines de mes peintures plus récentes, de la série des Entraves, qui font état de la douleur liée à cet assujettissement. Je pense aussi que, dans ma toute dernière installation, La Foule, plusieurs personnages ressemblent à de grands brûlés… et que, dans le passé, deux de mes habitacles, la Gargone et la Grande Porte, ont été incendiées. Le même contenu est présent dans les installations « Barbe Bleue » où l’on voit une grande photo, partiellement repeinte, montrant une chaîne de poulets suspendus par les pattes dans un abattoir, ou encore dans le « Puits Noir » recouvert de journaux calcinés ainsi que dans la vidéo « La Figue » dont je parlerai plus loin.

Peu à peu, une autre « épine »  venimeuse fichée dans mon tissu identitaire affleure à ma conscience : tout comme ma mère, je suis une « fille-qui-aurait-dû-être-un-garçon ». Et, dès lors, je repère sa marque inscrite dans mon travail. C’est donc ce trouble identitaire, cette instabilité narcissique qui me pousse à placer la précarité au centre de mes préoccupations ! En effet, je refuse de montrer des choses stables, solides, fixes. Je ne veux créer que des choses en mouvement, en vie, en devenir, en passe de changement, d'évolution, de destruction, de renaissance. J’utilise des matériaux instables, le papier de soie, le papier mâché, le latex, ou fragiles comme la porcelaine, fluides comme les textiles.

Mes mises en espace en sont l’illustration. Ainsi, le « Voyage d’une Hypothalamuse », présente une fable de type philosophique, soit : comment passer d'un doute existentiel, ontologique, à un doute créateur. Sa forme est celle d’un labyrinthe qui déroule une série de péripéties plastiques. Celles-ci illustrent la progression de quelques étapes importantes de la vie : incarnation, naissance, éducation, séduction, déceptions, terreur, critiques, dépression, structuration de l'énergie, acceptation de notre société patriarcale et enfin réconciliation, avant d’accéder finalement à l'Atelier, lieu de création. Les matériaux utilisés sont fluides, mouvants, transparents, parfois calcinés. Le visiteur est sollicité dans son corps, par la vue bien sûr mais aussi par l’environnement sonore, par le toucher et, à deux endroits, par l’odorat (parfum douçâtre lors de l’étape séduction et de térébenthine dans l’atelier).

Autre exemple,  « Le Labyrinthe des Limbes ». Avec cette installation, j’ai cherché à rendre compte d’une certaine confusion, d’un certain brouillard identitaires, à questionner la transparence, la fragilité de l’être ; celle qui pousse un individu à se relier à un groupe identitaire fort, communauté, religion, secte, à s’identifier à un fanatisme qui remplace, qui remplisse sa propre déficience. 

Le labyrinthe des Limbes est entièrement réalisé en matériaux souples et transparents et il baigne dans une lumière diffuse, bleutée ; il joue sur le saisissable et l’insaisissable, la présence et l’absence, entraînant vers l’irréalité. Cet espace d’inexistence est celui des indéterminés, avec les corps de disparus qui se dessèchent pour rejoindre le non-être, des âmes qui voltigent, des Parques, des créatures en transformation, embryonnaires. Le parcours est accompagné par une musique faite de bruissements, borborygmes, chuchotements, ruissellements et voix déformées.

Avec l’installation « Octopussy’s Garden » j’ai voulu honorer la création dans son principe féminin et j’ai symbolisé l’utérus par un atelier ; mon atelier, transformé en un habitacle éphémère le temps des Portes Ouvertes de Belleville. Sur le sol j’ai peint mes outils entourant des amas placentaires et des créatures foetales. Formant une grande spirale longeant les parois, une toile blanche, mouvante, suspendue par des pinces à linge, figure l’endomètre auquel sont accrochées des entités en devenir, légères et translucides. Au plafond, un nombril regarde l’intérieur et relie au monde extérieur. Dans un repli, légers et desséchés, les embryons non viables ou morts avant terme. A côté, l’arbre de vie symbolisé par un double mètre se déplie et bourgeonne en de jolis préservatifs roses, évidés. Au cœur de la spirale, niche l’Octopussy, la poulpe mère, dans une pulsation de lumière orange et une forte odeur de clou de girofle. L’environnement sonore laisse entendre une voix familière et incompréhensible dans un étrange concert de bourdonnements et de bips.

Cette fragilité identitaire que je reconnais en moi m’éclaire sur ma prédilection pour le paradoxe,   pour l’alliance des contraires. Certes, comme le résume Oscar Brénifier, « L’art, par nature, parce qu’il est un avatar premier de la Vie, est paradoxal : il apporte plaisir et tourment, inquiétude et définition, il est trompeur et essentiel, il divise et il réunit, il est irréel et rend plus réel… » . Pourtant je m’interroge sur ce qui me pousse à en faire un de mes critères les plus impérieux et à le placer au cœur de  mon travail. Or, selon le Robert, le paradoxe est « une proposition qui est à la fois vraie et fausse ». Exactement comme moi : une vraie fille et un faux garçon une fausse fille et un vrai garçon… manqué. 

Nombreuses sont mes pièces qui privilégient l’ambivalence. La « Petite Lessive d’une Vestale » par exemple montre l’antagonisme entre désir de séduction et révolte d’avoir à séduire, entre l’image d’une féminité accomplie et la rébellion féministe ;  le plaisir de se soumettre et la souffrance que cela induit ; la trivialité imbriquée dans la préciosité.  Avec « Pièce d’Identités » j’allie voyeurisme et exhibitionnisme, images virtuelles et figures frôlant le visiteur. J’ai décrit plus haut comment se mêlent présence et absence, incarnation et mort, intérieur et extérieur dans les « Limbes » et dans l’« Occtopussy ». Une autre pièce, la « Mammafica », exposée dans le cadre de ce colloque, allie elle aussi des contraires tels que sacré et dérisoire, contenu et contenant, attraction et répulsion. 

Cette sculpture, installée dans une alcôve à la manière des anciennes parturientes, a été créée pour faire pendant à une autre sculpture, réalisée elle en acier, le Patriarche. Son abdomen  surdimensionné de pondeuse repose sur des jambes grêles d’insectes. C’est la Mère vue dans une optique d’enfant ; à la fois attirante et dégoûtante, immense, majestueuse, elle clignote ; celle que l’on voudrait toucher, mais on a peur, explorer, tripoter, mais ce n’est pas permis, avec qui l’on a envie de jouer… Dans son ventre une petite télévision retrace l’histoire d’une figue et son éternelle reconstitution après mariage, dépucelage, accouchement et mise en pièce par des mains enfantines. Pour regarder la vidéo, il faut s’agenouiller sur un joli coussin de velours rouge brodé de son nom : Mammafica. En italien, la fica, c’est le mot vulgaire pour dire le sexe féminin, (la figue, le fruit, se disant il fico). A l’extérieur de l’alcôve figurent trois grands tirages photographiques symbolisant trois étapes du lien fantasmatique avec la mère : « Plonger en elle », « Nager dans le bonheur de l’utérus » et « Se libérer d’elle ».

Pauvre maman, née trop tôt dans le siècle, dans un milieu rigidement conformiste. Entravée dans toutes ses tentatives professionnelles ou créatives.  Elle a fini par trouver une échappée en se passionnant pour le monde carcéral et en créant des foyers d’accueil pour les détenus à leur libération !

Et pourtant, pourtant... Cette femme, tant haïe et tant aimée, elle a réussi à vivre jusqu'à 103 ans !

Rosa Bianca - délicat prénom dont la timidité t'allait si mal - aujourd'hui j'honore ta mémoire et cette force, cette curiosité, cette inlassable remise en question qui m'habitent, c'est bien à toi que je les dois. 

À toi, Maman, je rends non pas hommage mais femmage.

Toi qui m'as transmis ton exigence, ta sobriété, ta passion, ton entêtement, ta résistance.

Gargonne

Tête de Karl Marx - Sweet movie film

Le Labyrinthe des Limbes

Octopussy’s garden

Barbe Bleue

Hypothalamuse

Hypothalamuse

Petite Lessive d’une Vestale

Pièce d’Identités

Mammafica

Patriarche

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