Chorégraphie d’un Processus créatif ou la Danse de Kiüne et Ki2 

Depuis fort longtemps, je cultive et je nourris mutuellement deux champs d’activité : mon travail d’artiste visuelle et celui d’artiste de la conscience. Ce dernier a bien évolué au travers de mes premières découvertes du psychodrame puis de la psychanalyse, ensuite du foisonnement des pratiques écloses dans la seconde moitié du XXe siècle, pour se rallier, depuis maintenant douze ans, aux concepts et à la démarche de travail des analystes américains Hal et Sidra Stone, eux-mêmes issus de l’école de Carl Gustav Jung.

En ce qui concerne mon travail de plasticienne, je vois deux instances dans la pensée visuelle : faire et considérer. Et du rapport dialectique entre ces deux instances, on pourrait dire du rapport amoureux, naît quelque chose, une trace, une résultante, une oeuvre.

J’ai pris l'habitude de nommer énergie ce qu'on peut aussi appeler facette, humeur, partie de soi, « … ces différents je qui font partie de moi, qui parlent, agissent, changent et varient suivant les circonstances ». À l'intérieur de la tête, et du corps, c'est la plupart du temps en un brouhaha qu'elles se manifestent. Quand je permets à l'une d'elles de s'exprimer assez librement, assez longuement, elle devient de ce fait une sorte de personnage ou, pour reprendre un des termes de Hal et Sidra Stone, une sous-personnalité qui, le plus souvent, suscite l'émergence ou même l'irruption de son opposé ou en tout cas d'un contestataire.

Si je considère mon activité d’artiste visuelle, je me demande donc quelle partie de moi est à l'œuvre lorsque je travaille : qui est là ? Ki ?  (Mon nom commençant par la lettre K, je m'amuse à l'écrire "Ki" ce qui, de plus, fait référence au concept du "Khi" ou "Tchi", soit l'énergie vitale, dans la pensée orientale.) 

Je distingue deux énergies majeures. L’une est instinctive et l’autre est intellectuelle. L'une est jaillissante, impulsive, pleine de désirs, elle ne raisonne pas mais elle bouge, elle bondit, parfois même elle en vient à danser. Elle peut être aussi désordonnée, voire chaotique. Elle est proche de l'inconscient. Je l'ai baptisée Kiüne, parce qu'elle est première au sens des arts premiers et parce qu'elle est femelle. Sans doute parce que je suis une femme. Elle ne réfléchit pas, elle fait ; elle sent, elle rit, elle pleure parfois tout en faisant, elle a de nombreux registres. 

L'autre partie, d’importante égale, je l’appelle Ki 2, parce qu'il vient en second. C'est un intellectuel. Il aime penser, réfléchir, mettre des mots. Il est assoiffé de connaissances et cultive la clarté, la rigueur. C'est lui qui préside à mes choix esthétiques et qui a établi mes critères artistiques. Il vous les exposera avec le plus grand plaisir. Il évalue, il critique, il compare, il conseille, il choisit, il encadre, il fait des liens, il utilise tout son bagage culturel.

Ces deux énergies tournent ensemble, se mêlent et se conjuguent, par moment elles fusionnent et puis elles se succèdent et dialoguent poliment l'une avec l'autre. Et parfois elles valsent à toute allure.

Kiüne sent et fait ; Ki2 regarde, critique, construit, organise. Kiüne parle par visions, par images, par associations. Ki2 parle analytiquement. Il pose des questions. Kiüne apporte des réponses formelles. Ki 2 verbalise.

C’est à force de danser ensemble que l’un et l’autre progressent : Kiüne emmagasine les informations de Ki2, son jet devient moins brouillon, moins chaotique, plus puissant. Ki2 apprend la patience et le lâcher-prise mais aussi il enrichit continuellement ses connaissances.   

Lorsque je me laisse habiter par Kiüne,  elle s’exprime comme ceci : 

Kiüne 

Moi je suis une pondeuse, une procréatrice. 

Je n’ai rien à prouver. 

Juste à écarter les cuisses et enfanter. 

Je ne cherche pas à savoir qui va sortir. 

Je veux que cette chose, cette entité qui pousse à l’intérieur de moi, je veux qu’elle soit libre d’entraves, pas de règles. 

Moi j’obéis.

Je m’applique à traduire au plus près. 

Si ce qui est à naître demande de l’encre de Chine, (2) alors vite, de l’encre de Chine, une  plume !  

S’il faut des grandes taches de couleur, (3) pareil, je prends ce qu’il faut. 

Je ne réfléchis pas, je fais.

Quelquefois j’ai envie d’une musique pour  m’épouser, me soutenir, alors  j’en choisis une avec mes papilles comme pour un menu : c’est de la nourriture. 

Il m’arrive de parler mais plutôt par borborygmes.

Par exclamations. 

Ou par incantations. 

J’accompagne, je fais des sons. 

En fait je suis comme une actrice. Je me laisse habiter par une forme indéfinie, par un désir de forme ou de couleur, par une soif, ou par une entité,  comme une actrice par un personnage. 

Ce qui m’intéresse c’est de me plonger dans le sentiment qui est là. 

Celui qui vient, le plaisir, la colère, le chagrin … 

C’est comme une autre façon de faire 1‘amour. 

De faire honneur au monde. 

Pour amener au jour les plus souterrains de mes cloportes,  de mes papillons de nuit, de mes mille-pattes.

Et maintenant, voici comment parle Ki2 : 

Moi j’attends. Je suis là mais hors de son champ d’action. Parce que c’est moi qui porte la critique. Or, MDK a dû longtemps lutter pour conquérir son droit à être une artiste, droit qui, dans sa famille, était très brimé, nié, parce qu’elle était une fille.  Donc je ne veux pas risquer de la bloquer au départ. J’ai compris qu’il faut d’abord la laisser faire. Aller au bout de son émotion. Et puis quand elle fait une pause, hop, j’arrive. Je regarde et, comme dirait Hercule Poirot, je mets en route mes petites cellules grises. 

A propos de couleurs, elle, Kiüne, est de toutes les couleurs. (4) Moi je suis gris et  bleu avec un peu de jaune pour la lumière. (5)

J’interviens avec ma sensibilité, mes références, ma culture. J’adore lire, enrichir ma pensée, l’affiner, faire des comparaisons avec d’autres domaines. Mais souvent elle, ça l’agace. Elle dit « Mais à quoi ça sert ! » surtout lorsque je lis des théories sur l’art, elle s’en désintéresse. Moi, au contraire, ça me passionne et je sais que cela nous sera utile. D’ailleurs après, dans le feu de l’action, elle me fait confiance. Parfois je fonctionne comme un archéologue.  Mais je suis avant tout son critique d’art : Je formule, je traduis en mots ce que je vois, je le mesure à mes critères que j’exprimerais de la manière suivante : être artiste, c'est faire des liens entre le monde et le néant, entre le vivant et le Rien, c'est-à-dire la mort.

      Je ne vise pas le nouveau, je vise le vivant qui porte en lui la nouveauté. Le vivant c’est le complexe, et la cohérence dans la construction de cette complexité.

     Enfin, de la complexité découle le paradoxe ou l’alliance des contraires : fragilité et durée  -  attirance et répulsion  -  mystère et exhibitionnisme  -  soumission et rébellion  -  dur et mou  - incarnation et mort  - sacré et dérisoire, etc. etc. 

Kiüne a écouté. Elle se remet en mouvement :    

     Kiüne

Oui, mais des fois ça me la coupe. Alors on attend la fois suivante. Ou bien je repars sur quelque chose d’autre. 

     S’il s’agit de dessins, ça peut aller très vite. 

     Quand on travaille à un grand projet, comme une installation, moi, en premier, j’ai donné l’idée brute, mais très vite Ki2 s’en est emparé et il en a fait un plan. Ou plus exactement, on travaille ensemble à constituer le plan, voire une maquette. En fait je me rends compte qu’on fait tout à deux. Par exemple quand il faut acheter un matériau. D’abord on va fouiner. Moi je fouine et lui il dit si ça convient ou non. On se promène dans les zones industrielles, les magasins d’outillage,  au Marché St-Pierre ou  chez Emmaüs.  J’ai une idée et il la note. Il note tout (c’est moi qui exige). Je  lui interdis de réfléchir aux problèmes pratiques comme la solidité, « comment on va faire tenir ça ? », la durabilité, je dis toujours : « on verra plus tard ». Je cherche juste ce qui me parle, ce qui me fait saliver, ce qui provoque une étincelle, ce qui me lance sur un fantasme. Alors je lui dis : « Note, note, on réfléchira après » Et là il m’obéit parce que c’est moi qui suis aux commandes.  Parfois j’ai des idées grotesques (dit-il) mais moi je ne les vois pas grotesques !  Par exemple, pour l’installation d’Octopussy’s Garden, (6) je sentais quelque chose de sombre ; « ça ricane, c’est méchant, ça veut dévorer … » Il me laisse aller au bout, et après il m’explique : « Oui, on peut l’utiliser : tu te réfères au désir de dévoration, c’est très archaïque, cela joue bien avec notre projet d’atelier/utérus. » Et moi je reprends : « Attends, c’est pas la dévoration, j’ai dit que ça ricanait mais c’est moi qui ricanais parce que j’avais peur. En fait c’est noir et c’est complètement figé. Toutes les autres formes vont bouger, se balancer un peu puisqu’elles sont très légères en papier de soie. Mais lui est fixe. Rouillé ».  Ki2 : « En métal ? »  Moi : « Non non, mais avec du treillis rouillé… Je sais ! c’est le personnage noir (7) que j’ai fait il y a trois semaines ». Et là je m’excite : « On va le chercher, il est à la cave, on va lui trouver sa place. » 

Ki 2

      Oui ça pouvait coller : La mort est nécessairement présente dans la vie. En fait, Kiüne est comme une bête de théâtre. Moi je suis le metteur en scène,  la référence. 

      Lorsqu’il s’agit de dessin ou des installations, le médium étant lui-même personnel, il m’est plus facile de lâcher prise et du coup,  Kiüne a moins de barrages, moins de péages à passer. Je suis plus détendu qu’en peinture où, sur moi, pèse tout le poids de l’histoire de l’art et où je me sens moins libre de jouer avec mes critères. C’est d’ailleurs en cela que la peinture  est un très bon exercice, une discipline. Elle renforce mon muscle identitaire.

Kiüne 

      Quand je travaille, en somme, je traduis. Je transforme. Je suis une espèce de marmite à transformer les fruits en confiture ou la chair d’une petite bête en  canard à l’orange. 

Chaque œuvre est une créature, qu’elle soit modeste ou ambitieuse elle mérite non seulement mes soins et mon respect mais mon acceptation inconditionnelle.

Ki2 

      Ce qui est difficile, c’est que ce soit ‘ juste ‘ non seulement du point de vue de la forme, en tenant compte de tous mes critères, mais du point de vue de la résultante, de l’œuvre, qui ne sera vivante que si notre mariage est consommé, s’il y a eu fécondation. 

      Et le comble du paradoxe, c’est que finalement, le signe du  ‘ juste ‘ c’est lorsque les mots manquent pour en parler. Les œuvres vraiment fortes, celles dont on continue à avoir envie de parler sont justement celles dont aucune parole ne peut faire le tour, celles qui, en dépit de toutes les gloses, de toutes les analyses ou les commentaires, restent indicibles.

Kiüne

Moi simplement, j’aime quand je peux dire : voilà, c'est cela, on a créé cet  enfant-là. Non sans douleur, non sans souffrance. Il est tout gluant, sanguinolent. Radieux. Unique ! Quel mystère.  Ma mère est morte à 103 ans, encore valide mais elle ne parlait pratiquement plus. Pourtant de temps en temps elle marmonnait et je l’entendais qui disait : « Quel mystère, quel mystère ».

Pour terminer, deux mots sur le regardeur, ce que j’appelle la fonction Ki troua.

Exposer une oeuvre, c’est inviter l’autre à entrer en résonance.

Comme je viens de le décrire, en tant qu’artiste, je suis à la fois celle qui fait et celle qui considère. Lorsque je propose une œuvre au regard des autres, à leur considération, c’est à eux en tant que “les deux à la fois” que je m’adresse, à leur désir de regarder et aussi à leur désir de faire, d’agir.

On dit que le théâtre a lieu dès lors qu’il y a un spectateur. En art visuel il est plus difficile de situer dans le temps ce moment de théâtralité. 

Lorsque je montre une œuvre, et que celle-ci rend compte avec suffisamment d’éloquence de l’accouplement dont elle est le fruit, c’est au moment où s’éveille en celui qui regarde un même couple créateur qu’on peut dire qu’il y a œuvre d’art, qu’existe un événement artistique.

Je fabrique des choses, des environnements, des peintures, « ne les déchirez pas avec vos deux mains blanches » ! Mais vous pouvez les triturer tout à votre aise, user de votre vocabulaire, les palper de vos mots, les enrubanner de paroles, elles aiment ça, et moi aussi. 

J’aimerais qu’elles vous donnent envie de vous exprimer, peu importe de quelle façon. Un peu comme si l’une de mes créatures invitait l’une des vôtres à la danse, à la conversation. Une rencontre entre mille-pattes.

Post scriptum

Quand je travaille, il y a encore bien d’autres parties de moi qui sont en jeu. Par exemple j’ai une Assistante (intérieure bien sûr), celle qui range l’atelier, qui prépare les matériaux, (quelquefois c’est plutôt un Assistant), et aussi une Gestionnaire, celle qui prépare les dossiers, travaille à l’ordinateur. Et puis la Psychologue. Elle n’est pas dans l’atelier mais derrière une glace sans tain. Elle intervient quand je suis en bute à un blocage. Là elle a le droit de se manifester pour diagnostiquer Ki est là et favoriser son expression. C’est généralement une Enfant grognon et butée qui ne sait que dire : « Non. Non, non et non.»  Mais ça peut être aussi une Inquiète hyperactive qui tourne comme une hélice et voudrait que tout soit fini avant d’avoir commencé. Ou encore une Paresseuse qui a envie de manger des pâtisseries en regardant la télévision. Etc. etc. …

Bibliographie

Hal and Sidra Stone, Voice Dialogue et Embracing Each Other, Nataraj Publishing, New World Library (San Rafael, 1989). 

Id. The Inner Critic, Harper (San Francisco,1993).

Sidra Stone, The Shadow King, Nataraj Publishing, New World Library, (San Rafael 1997).

Robert Stamboliev, Fondements énergétiques du Dialogue intérieur, Souffle d'Or, (Paris 1993).

Véronique Brard, La Vulnérabilité, Clé des Relations, Le Souffle d’Or, (Paris, 2003).

Previous
Previous

Ode à ma mère

Next
Next

Citations