Je suis une créatrice femme

Enfant, aussi loin que je me souvienne, je voulais créer des choses, "des trucs" comme je disais. Mais ce n'était pas si simple. 

Avec le recul j'ai compris que mon travail s'enracine dans deux hontes : la honte d'être non désirée et la honte d'être une fille. Pour m’assurer que j’ai un sexe "Gare à toi si tu le touches ! Dieu te voit" je regarde mon ventre, je pars de ma féminité, je parle d'elle. Les hommes parlent des femmes, des paysages, des belles choses qui leur appartiennent. Ma féminité est la seule chose qui m’intéresse parce qu’on me l’a dénigrée. Depuis lors je n'ai eu de cesse de la reconquérir. 

La forme se crée à partir du désir de forme, pour moi, un désir féminin. Un désir d’enfanter. Le contenu naît de ce désir de créer, de fabriquer quelque chose qui soit vivant, qui m’étonne, qui m’allume, qui m’intrigue, qui résiste, qui m’oblige, qui m’embobine, qui m’enchante. Comme un enfant.  Alors je sécrète des humeurs autour de quelque graine venue féconder ma pensée : une image, un flash, une soif. Je m'efforce de la laisser se nourrir de ma matière, prendre corps.  Pendant ce temps, moi aussi je me nourris, je glane, je pioche, picore, amasse tout ce que je peux engranger pour donner structure et ossature à cette chose ; direction et organisation ; réflexions et expérimentations ; et puis tous les détails, les correspondances, les paradoxes, les petits éclats de rire. Alors ça pousse, ça prend forme, moi j'épouse sa forme ; ça commence à exister. Evidemment parfois ça rate. Ou alors ça traîne, ça ne veut pas venir, ça se complique, il y a des luttes intestines, des énergies contradictoires, il faut attendre… Et puis tout d’un coup ça y est, je ponds. Je nourris. Je choie, je cultive et je fais grandir un petit. Souvent plusieurs en même temps. Je couve. J’utilise non seulement plein de matériaux différents (aujourd’hui on a vraiment un choix immense) mais je m’appuie forcément sur toutes les voies ouvertes par les grands des siècles passés. Ne pas le faire me paraît aussi borné et irrespectueux que de ne pas nourrir ses enfants des meilleurs produits de nos cultures, en l’occurrence de notre culture.

Je tiens à ce que ce soient les œuvres qui dictent la manière et la matière plutôt que celles-ci soient imposées par je ne sais quelle énergie dictatoriale de bon goût, d’esthétique, de mode ou de prix. Pour qu'elles soient vivantes, il faut qu'elles touchent à la fois  le niveau sensoriel, émotif et intellectuel. Je suis complètement au service de mes créatures. 

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L'image enceinte du verbe